Une affaire de famille – Charles Stross

Une Cendrillon 2.0 atterrit chez des Medicis vikings portant le costume à rayures, l’épée et le fusil d’assaut

affaire_famille_strossUne affaire de famille est un roman de Charles Stross, sorti en France en 2006. C’est le premier volume d’un cycle qui en compte actuellement six, bientôt sept, et à terme (janvier 2019, en VO), neuf (divisés en trois sous-trilogies). Seuls les quatre premiers ont été traduits. Il s’agit d’une histoire qui met en scène des gens qui ont le pouvoir de passer de leur monde (parallèle), qui est resté bloqué au stade du début de la Renaissance, au nôtre, ce qui leur permet de faire de… hum… l’import / export  transdimensionnel.

Un mot sur l’auteur : Charles Stross, écrivain anglais truculent et doté d’un solide sens de l’humour, est capable de tout écrire ou quasiment, la plupart du temps avec succès et talent (il est titulaire de trois Hugo et de trois prix Locus) : Hard-SF  transhumaniste (Accelerando), Horreur + espionnage + Fantastique Lovecraftien (cycle de la Laverie), Space-Opera (Crépuscule d’acier et Aube d’acier), anticipation + polar (Halting State), modifications temporelles et post-apocalyptique (Palimpseste), c’est un touche-à-tout de génie.

A noter, une curiosité : initialement, le roman de Stross comprenait ce qui a fini par devenir le tome 1 ET le tome 2, mais son éditeur a décidé de le publier en deux fois (ce qui explique d’ailleurs la fin abrupte de ce livre). Autre particularité : je le possède depuis… dix ans (en édition grand format Ailleurs & Demain), je pense qu’il était donc plus que temps de le lire !

Les bases de l’intrigue

Miriam, 32 ans, journaliste dans le domaine des hautes technologies, vient, avec son assistante Paulie, de mettre à jour une énorme opération de blanchiment d’argent en lien avec des sociétés de biotechnologie (sa spécialité). Lorsqu’elle la dévoile à un de ses responsables, elle se fait licencier sous des prétextes fallacieux, et reçoit même des menaces par téléphone. Elle se rend chez sa mère (adoptive) qui lui donne un médaillon ayant appartenu à sa mère (biologique). Miriam a en effet été retrouvée, âgée de six semaines, près du cadavre de sa génitrice (une femme habillée comme une hippie ou une bohémienne), décédée des suites d’une blessure par arme blanche.

Lorsqu’elle rentre chez elle, elle ouvre le médaillon, et y trouve un étrange motif vaguement celtique qui, quand elle le fixe, lui colle une migraine de tous les diables, l’envie de vomir et… la transporte dans un autre monde ! Elle y croise des hommes d’armes à cheval, avec cottes de mailles, épées, et… fusils d’assaut. Elle s’enfuit alors, abandonnant un fauteuil et une paire de pantoufles roses sur place, revenant dans notre monde, avant de commencer à mettre au point un plan pour explorer cette autre planète (une variation uchronique de la Terre) plus rationnellement. Sauf qu’elle va se faire capturer, découvrant au passage qu’elle est originaire de cet autre monde, et que sa famille (ou plutôt sa Famille, avec un grand « F », dans le sens mafieux du terme) y est très, mais alors très puissante, avec un sens des intrigues qui ferait passer les Medicis pour une bande de petits bricoleurs du dimanche.

Genre(s), Ressemblances

Motif celtique qui permet de passer de la Terre à un monde parallèle (ou inversement), contrebande de technologies trans-universelle, Don réservé à une lignée bien précise, famille où les complots et les coups bas sont un art de vivre, difficile de ne pas penser à Ambre de Roger Zelazny à la lecture du résumé (et c’est une référence totalement assumée par l’auteur dans la postface). Il y a toutefois des différences, outre celle, évidente, du style (et le féroce humour de Stross, cf l’épisode avec Dallas dans le roman) : un arrière-plan politique et géopolitique plus complexe (et qui ne fait que se complexifier au fur et à mesure des tomes du cycle), et surtout une totale absence d’éléments fantasy ou fantastiques.

Totale ? Pas si sûr. Si, à priori, c’est de la SF à univers parallèles, un peu comme Transition de Iain Banks, l’éditeur français de la version grand format (collection Ailleurs & Demain, chez Robert Laffont) l’a classé en Fantasy, sans doute du fait de la parenté avec Zelazny. De fait, certains érudits français le classent en Portal Fantasy : cette dernière fait coexister notre monde normal, moderne, cartésien, avec un autre univers, en général fantastique, qu’on rejoint en passant par un « portail », au sens très large : un terrier de lapin (Alice au pays des merveilles), un miroir (cycle de l’Appel de Mordant, de Stephen Donaldson), une armoire (Narnia), et ainsi de suite.

Personnellement, étant donné l’absence de magie ou de créatures fantastiques, et la référence explicite à H. Beam Piper (voir plus loin) dans la postface, j’ai choisi de le classer en SF, catégorie mondes parallèles.

Au niveau du contexte, la Terre parallèle qui est une variation uchronique de la nôtre où débarque Myriam suit une des voies les plus classiques pour les points de divergence se plaçant après l’Antiquité mais avant l’époque Napoléonienne / la Guerre de Sécession : un monde dominé à moitié par les Mongols, et à moitié par un autre peuple, à savoir ici les descendants de Vikings (ou autres peuplades nordiques), qui règnent sur la côte est de l’Amérique du Nord (la côte ouest étant colonisée par les Chinois, tandis que le reste est aux mains des indiens). C’est quasiment le même genre de contexte que dans King of the wood (une référence de l’uchronie) de John Maddox Roberts ou, pour les rôlistes, que dans Midgard (GURPS Alternate Earths 2). La différence est dans le complexe écheveau d’intrigues, plus Renaissance que médiévales, qui lie entre elles les différentes Familles du Clan.

Au passage, l’autre référence revendiquée par Stross est le cycle du paratemps de H. Beam Piper, ce qui fait qu’il n’est pas bien difficile de deviner que le nombre de terres parallèles risque fort de ne pas rester bloqué à une…

Enfin, on peut rapprocher ce roman de ceux qui projettent un personnage éduqué dans notre monde moderne dans un environnement de type médiéval, avec les inévitables différences de mentalité (et de niveau technologique) que cela entraîne : les exemples sont innombrables, citons notamment Trois coeurs, Trois lions de Poul Anderson ou La septième épée de Dave Duncan.

Personnages

 Le personnage principal est donc Miriam, 32 ans, divorcée, au caractère bien trempé et révoltée à la fois par la place (réduite) laissée aux femmes dans son nouvel univers et par l’immobilisme du Clan en matière de développement, qu’il soit technologique ou économique (en gros, les habitants normaux de ce monde viking vivent au Moyen-âge, le Clan, en apparence -et dans le comportement- au début de la Renaissance, mais avec l’accès à tout le confort moderne si nécessaire). Elle va donc se montrer rétive aux projets de sa Famille (vous remarquerez le grand « F »), particulièrement à ceux de son redoutable tonton (un grand admirateur de J.R. Ewing). Elle va trouver quelques alliés ou confidents (le beau Roland, ainsi que deux des suivantes qui lui ont été attribuées), mais devra naviguer entre les chausse-trappes tendues par ses ennemis politiques.

Certains des autres personnages (l’oncle, Roland, Matthias) ne sont également pas inintéressants, même s’ils gagneraient à être plus développés. Mais le vrai personnage qui fascine, c’est le concept du Clan et tout ce qu’il sous-entend : pensez à des gens issus du pire croisement imaginable entre les Medicis, les Borgia, les Ewing, les Corleone et la dynastie d’Ambre, tout ça à la sauce viking, et vous commencerez à avoir une vague idée de la chose. Ce qui donne quelques situations un peu surréalistes, comme ces dignitaires du Clan qui portent le costume croisé tout droit sorti de Savile Row, une épée à la ceinture…

Un point plaisant est que même les personnages secondaires en apparence gourdasses peuvent cacher des subtilités ou complexités que le lecteur n’attendait pas.

Thèmes

Je l’évoquais plus haut, un des deux thèmes principaux est celui du personnage à l’éducation moderne qui se retrouve dans un monde médiéval et cherche à y imposer les idées modernes de parité, d’égalité, et ainsi de suite. Ce qui n’a que plus de sel encore quand le personnage en question est une jeune femme très volontaire !

Au passage, on remarquera, à la fin, la situation amusante qui se produit quand c’est Brill, la suivante de Miriam originaire de la Terre viking, qui se retrouve plongée sans réelle préparation dans une ville moderne !

L’autre thème principal est bien entendu la confrontation entre sociétés de niveaux de développement différents : comme l’explique très bien l’auteur, le Clan a beau avoir accès à des technologies modernes, la manière dont il les emploie est en revanche typique de l’esprit de la Renaissance, pas pour améliorer le bien commun mais pour asseoir, maintenir et développer le contrôle et le confort d’une élite sur une masse délibérément maintenue dans l’obscurantisme et la pauvreté.

Mais…

Sur le papier, ce roman correspond à plusieurs genres ou thèmes qui m’intéressent beaucoup (j’adore les histoires tournant autour d’univers parallèles), j’aime beaucoup ce que fait Stross, il y a de l’humour sans que ça verse dans le loufoque, mais il n’en reste pas moins que j’ai quelques problèmes avec ce roman :

  • D’abord, on est très loin de l’ambition, de l’originalité de l’approche des autres livres de Stross : on est tout de même rudement éloigné du niveau d’Accelerando ou de Palimpseste, et un peu trop proche de Zelazny et Piper (du moins dans ce tome 1).
  • Ensuite, le livre s’essouffle rapidement en terme de rythme, avec notamment une part dialogues (ou worldbuilding) / action relativement mal gérée. Le problème, en coupant en deux un roman, est que le tome 1 fait parfois figure de prologue assez ennuyeux, qu’on a hâte de passer avant d’entrer dans le vif du sujet, ce qui est le cas ici.
  • Enfin, l’intrigue et l’univers ont un gros potentiel, mais pour l’instant (et j’insiste là-dessus) il a un peu de mal à émerger : c’est un peu plat, ça manque de tranchant, on sourit plus qu’on ne rit et on frémit vaguement, à défaut d’une réelle et profonde immersion.

Malgré tout, les résumés que j’ai pu lire des tomes suivants, et qui montrent clairement un monde qui se complexifie beaucoup, font que je lirai sans problème au minimum le tome 2 (que je possède déjà, de toute façon).

En conclusion

Stross, loin de son niveau habituel, nous livre ici une histoire de mondes parallèles dans laquelle une journaliste bien de chez nous va se retrouver immergée, descendante égarée sur Terre qu’elle est d’une dynastie de Medicis vikings, adeptes de la contrebande transuniverselle. Lourdement inspirée par Zelazny et Piper (et quelques autres), manquant donc de la vision et des réinventions qui caractérisaient jusque là Stross, cette histoire, si elle est sympathique, manque tout de même (du moins au niveau de ce tome 1) un peu de tranchant, et s’essouffle rapidement au niveau du rythme. Malgré tout, elle propose des thèmes intéressants, à défaut d’être originaux, comme la rencontre entre des personnes et des civilisations à des stades différents de leur développement, et la façon dont une personne motivée et iconoclaste pourrait bien tout changer. On apprécie aussi la Famille (avec un grand « F », comme dans la Famille Corleone) au croisement de Ragnar Lodbrok, des Medicis, des Ewing et du Parrain, qui combine avec une certaine élégance le costume made in Savile Row et l’épée.

Bref, je lirai tout de même avec plaisir le tome 2, sachant que plus on avance dans le cycle, plus l’univers prend de l’ampleur.

11 réflexions sur “Une affaire de famille – Charles Stross

    • Tout à fait, on est très loin du niveau hallucinant de complexité d’Accelerando (mais du niveau de richesse, aussi). Le cycle des Princes Marchands reste fort sympathique, surtout si on aime Ambre de Zelazny et les mondes parallèles en général.

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  1. Il est vrai que Accelerando est un peu corsé surtout en recherche d’un livre détente. J’ai acheté AUbe d’Acier en poche, avant de m’apercevoir qu’il s’agissait d’un tome 2. Depuis, il végéte sur une étagère de ma bibliothèque.
    Finalement tu recommandes ce roman pour une « vraie » prise de contact avec Stross (je n’avais pas aimé Accelerando…).
    Est-ce effectivement un peu comme les Rivières de Londres ?

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