L’insigne du Chancelier – Dave Duncan

Alexandre Dumas + Isaac Asimov = Dave Duncan

insigne_chancelier_duncanDave Duncan est un auteur que j’ai découvert (et grandement apprécié) en lisant l’intégrale de La septième épée. Cet écossais, naturalisé canadien, ancien géologue dans l’industrie pétrolière, a vendu son premier manuscrit à… 53 ans ! (en 1986). Depuis, cet écrivain très prolifique (56 romans au moment où je rédige ces lignes) a publié au minimum un nouveau livre (essentiellement de la Fantasy) chaque année.

Ce roman est le premier d’une trilogie, Les lames du roi. Signalons qu’il existe une seconde trilogie dérivée et une troisième, classifiée Young Adult et nommée Les dagues du Roi (les deux n’ayant malheureusement jamais été traduites).  Le second tome des Lames du Roi montre des événements (différents de ceux décrits dans celui-ci) se déroulant à la même époque et vus par les yeux d’autres personnages (ceux de ce premier roman n’apparaissant que comme des personnages secondaires ou tertiaires). Le troisième tome place la narration du point de vue de la princesse qui est seulement évoquée dans L’Insigne du Chancelier.

Ce roman fait partie de ce qu’on appelle la Swashbuckling Fantasy, ou Fantasy de Cape & d’épée. En gros, une version avec des éléments surnaturels et / ou dans un monde imaginaire des Trois Mousquetaires. Donc un monde où le héros n’est pas unique mais entouré d’une véritable confrérie, formée par des individus justes, incorruptibles, sans peur, loyaux entre eux et à leur roi, prompts à défendre la veuve, l’orphelin et le démuni. Un monde où porter la cape et le chapeau à plume est un art de vivre, où on se bat à la rapière et pas avec une hache à deux mains, où avoir le style, la classe au combat est aussi important que d’y être efficace, un monde où le lustre ne sert pas qu’à l’éclairage ou à la décoration mais aussi à échapper à des hordes d’ennemis bien décidés à vous zigouiller, un monde où on signe son nom à la pointe de l’épée, d’un Z qui… mais je m’égare. Et encore, j’ai soigneusement évité de vous parler de la charmante fille du gouverneur espagnol.

Univers

Il est très simple à résumer : il s’agit d’une transposition dans un monde imaginaire, où la magie existe (mais pas les créatures ou races fantastiques, du moins dans ce tome 1), de l’univers des Trois Mousquetaires. A quelques nuances près : visiblement, Chivial est plus inspiré par l’Angleterre (Monarchie constitutionnelle où le Roi doit rendre des comptes à un Parlement à deux Chambres, noms des comtés / provinces se terminant par -shire) que par la France, l’Euranie remplace l’Europe, etc. De plus, une nation avec laquelle le Chivial est en guerre, le Baelmark, a un fort parfum Viking (du moins dans ce tome 1, là encore : nous en apprendrons plus à son sujet dans les deux tomes suivants), ce qui paraît plutôt anachronique dans un contexte inspiré par le 17ème siècle. Mais sinon, tout est identique : vous pouvez par exemple sans souci substituer Kromman à Richelieu, et inversement.

lame_du_roiLes Mousquetaires du roman d’Alexandre Dumas sont ici remplacés par les Lames du Hall de Fer (je précise, au passage, que nous n’avons pas affaire à de la Flintlock Fantasy, puisque ni les canons, ni les mousquets ne sont présents dans cet univers : les « armes lourdes » sont tout simplement un corps de magiciens militaires, et les seules armes à distance lancent des flèches). Après cinq bonnes années d’entraînement, le candidat a acquis un niveau incomparable en escrime et en équitation, et a été formé à l’étiquette et à toute compétence qui pourra lui être utile à la Cour (comme la pratique de diverses danses, eh oui…). Entré au seuil de l’adolescence, il en ressort jeune homme, après être passé par un tout un tas de « grades » aux noms savoureux : le Gosse est devenu Soprano, puis Muant, Imberbe,Trois-poils, avant d’accéder au rang de Senior. Les candidats sont appelés au service du Roi dans leur ordre d’arrivée, sauf exception. Comme pour des astronautes attendant une mission, il y a un Prime et un Second.

Lorsque le Roi a besoin d’une nouvelle Lame, une cérémonie magique a lieu : celui qui doit servir de Pupille à la Lame lui perce le cœur de sa lame, le liant ainsi à son service. Le plus souvent, le pupille est le Roi, mais il peut aussi décider de lier une Lame au service de quelqu’un d’autre, histoire de le protéger / honorer / surveiller.

Le rituel a en effet des conséquences et des effets très intéressants : il rend la Lame incapable de trahir son Pupille, la rend obsessionnelle en ce qui concerne sa protection, l’empêche de boire ou de s’endormir à son service, et lui donne en général une vigilance et une endurance afin d’accomplir son devoir absolument prodigieuses (la Lame perd quasiment le besoin de dormir, par exemple). La magie imprègne profondément tout ce qui concerne les Lames : par exemple, leur croissance est contrôlée par ce biais, afin d’obtenir les proportions et la corpulence parfaites pour un escrimeur.

D’ailleurs, un point très intéressant en ce qui concerne l’univers est l’intégration très poussée de la magie dans la vie quotidienne : il existe tout un tas de guildes et autres corporations (au sens médiéval du terme) qui fournissent des bandages enchantés pour accélérer la guérison ou bien des choses utiles à toutes les catégories de la population. Comme c’est très bien exploité dans le livre, ce système a une face sombre, comme ces asservissements qui permettent de faire d’une personne (d’une femme ou d’un enfant, le plus souvent) un esclave (sexuel).

Globalement, le livre est rempli de bonnes idées : le rituel et le concept du Hall de Fer, bien entendu, mais aussi cet Ordre féminin, les « Renifleuses », qui sentent la magie à des kilomètres et protègent donc le Roi des assassinats magiques, ou comme les Inquisiteurs qui emploient l’équivalent arcane des gadgets de Q dans James Bond (et hop, une source d’inspiration de plus brillamment détournée). Et quel sens (martial) de la poésie, avec ce concept de Ciel d’épées !

Dave Duncan, ses sources d’inspiration et sa manière d’opérer des twists qui changent tout

Dans ma critique de l’intégrale de La septième épée, j’ai eu l’occasion de vous expliquer la manière dont Dave Duncan avait combiné deux influences SF célèbres pour les transformer en univers de Fantasy. C’est exactement le même procédé qui a été utilisé ici : si l’influence d’Alexandre Dumas est évidente, elle n’est en fait que l’arbre qui cache la forêt : le point principal de l’intrigue, à savoir le rituel qui lie Pupille et Lame est en fait une adaptation très réussie des… Trois Lois de la Robotique d’Isaac Asimov ! Comparez le comportement des Lames et celui des robots, et le parallèle saute aux yeux : une Lame ne peut pas faire de mal (ou plus généralement, nuire) à son Pupille (oui, je sais, ça paraît évident, mais en fait ça ne l’est pas tant que ça et c’est là aussi très bien exploité dans l’intrigue), ni permettre, par son inaction, que d’autres lui en fassent. Si ses actions n’entrent pas en contradiction avec les Lois… pardon préceptes précédents, il doit aussi préserver sa propre vie. Et bien entendu, il y a la Loi Zéro : si cela n’entre pas en contradiction avec les Lois précédentes, vous devez tâcher de préserver l’humanité (traduisez ici : le Royaume / ses intérêts) dans son ensemble.

Au passage, Dave Duncan s’auto-inspire également : il y a de forts parallèles entre le rituel magique et les Serments de La Septième épée, ainsi, bien évidemment, que dans le fait que l’univers et l’intrigue soient centrés sur des épéistes. Et toujours cette exploration du thème du devoir (et du sacrifice).

Bref, sur une base classique, Dave Duncan arrive toujours à introduire un petit plus ou un twist qui donne quelque chose qui, du coup, est original, prenant et plaisant. Son écriture très fluide n’y est, par ailleurs, pas étrangère.

Narration et personnages

Toute l’histoire est centrée sur Durendal (et pas Durandal, comme on peut parfois le lire), deuxième du nom, depuis le moment où il devient Gosse au Hall de Fer jusqu’au crépuscule de sa longue vie. Le corollaire est qu’entre la bonne demi-douzaine de parties du livre, il se passe au minimum plusieurs années, parfois plusieurs décennies. Certains n’apprécient pas cette technique narrative, mais ce n’est pas mon cas : cela permet de se concentrer sur les moments intéressants et critiques de la vie du protagoniste et du royaume de Chivial, sans s’embarrasser de longs intermèdes ou descriptions. Par exemple, lorsque Durendal fait une expédition de cinq ans en mission pour le Roi, le voyage proprement-dit est expédié en quelques lignes, seules les péripéties (très intéressantes et capitales pour la suite de l’intrigue) sont décrites. Personnellement, j’ai trouvé qu’il s’agissait d’une technique intéressante, qu’on aimerait bien voir un peu plus souvent appliquée.

Globalement, les personnages (particulièrement Durendal, Mangeloup et bien évidemment le tonitruant roi Ambrose) sont intéressants. Mention spéciale également à Kromman et à ses gadgets dignes d’un Q (celui de James Bond, pas celui de Star Trek) magicien. Par contre, la galerie de personnages féminins est peu fournie et assez insipide, même si ça s’arrange dans la suite du cycle.

L’intrigue se révèle passionnante, rythmée, dense, sans temps mort et scènes inutiles. Au début de chaque partie, il y a un court chapitre qui est en fait un flash-forward, du moins jusqu’à ce que le présent de l’intrigue rattrape ce point temporel précis. Nous avons donc, mine de rien, une narration qui, sans jamais être difficile à suivre, est riche, avec quelques flash-forward et des ellipses vers une époque plus avancée que celle décrite dans la partie précédente (de 2-5 ans à une vingtaine). Comme dans La Septième épée, la cohérence de la narration et de l’univers impressionne. La fin du roman règle les arcs narratifs de façon tout à fait satisfaisante pour ceux qui envisageraient le livre comme un one-shot.

Comme je l’ai déjà précisé, les contraintes induites par le rituel qui fait d’un aspirant une Lame sont extrêmement bien exploitées, et servent de moteur à l’intrigue. Difficile d’en dire plus sans spoiler, bien entendu. L’auteur, par le biais des ellipses précédemment évoquées et par celui d’une narration sans fioritures, ne s’embarrasse pas de descriptions inutiles ou clivantes (à la Jaworski) mais, en même temps, dépeint à grands coups de pinceau un univers riche et très cohérent. Attention toutefois, outre les ellipses, l’auteur passe parfois très vite sur certaines périodes de la vie du héros, comme son entraînement au Hall de Fer par exemple, ce qui pourra par contre générer de la frustration chez certains lecteurs (j’avoue que moi-même, j’aurais bien aimé en savoir un peu plus sur la formation).

En conclusion

Cet équivalent Fantasy de l’univers des Trois Mousquetaires cache en fait une adaptation très réussie des Trois Lois de la Robotique d’Isaac Asimov à un monde de magie, de cape et d’épée. Le concept de base (le rituel mystique qui lie protecteur et pupille) est une excellente idée, très bien exploitée, surtout dans tout ce qu’induisent les contraintes qui y sont liées. L’univers est riche et assez fascinant (très bonne intégration de la magie dans la vie quotidienne), la narration dense, rythmée et intéressante. L’utilisation d’ellipses permettant de sauter d’une époque à l’autre de la vie du protagoniste / du royaume est, de mon point de vue, intéressante et pertinente, même si elle se révélera clivante pour certains. Le personnage principal (et son Ordre d’épéistes) est l’archétype du protagoniste de Swashbuckling Fantasy, un individu juste, incorruptible, sans peur, loyal à son Roi et ses compagnons, prompt à défendre la veuve, l’orphelin et le démuni. D’ailleurs, tout comme la Flintlock Fantasy, ce type de roman se destinera particulièrement au lecteur lassé du sempiternel contexte médiéval-fantastique et qui cherche des horizons nouveaux et dépaysants en Fantasy. L’intrigue, enfin, passionne de bout en bout, et règle tous les arcs narratifs, permettant d’envisager ce livre comme un one-shot.

C’est le quatrième livre de Dave Duncan que je lis, et je suis toujours autant impressionné par la cohérence de ses univers et de ses intrigues, par son style fluide et prenant et par sa méthode, qui consiste à prendre de grands classiques de la SF et à en réutiliser les points-clefs pour les adapter à un concept de Fantasy.

Les tomes suivants seront au programme (probablement en 2018), ainsi, vraisemblablement, que tout ce que je pourrais trouver, en VO ou en VF, estampillé Dave Duncan.

12 réflexions sur “L’insigne du Chancelier – Dave Duncan

  1. J’étais certaine que cela te plairait avec son univers très réussi, les Lames elles-mêmes et la pétillance Duncan. Cela fait quelque temps que je l’ai lu (à sa sortie) et j’en garde un excellent souvenir. De mémoire, je suis 100% d’accord avec ta critique.
    Dans le même registre tu as aussi Les Lames du Cardinal, pas aussi percutant mais globalement bien réussi.
    As-tu lu le dernier Loup Garou ?

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  2. Coucou,
    Je fais partie de ceux qui n’ont pas accroché à cette lecture, surtout le T3 où je nageais dans la choucroute et ai compris ce qui se passait réellement qu’à la fin, finalement c’est un tome alternatif au 2ème, ouch.
    Et la princesse trop horripilante et pourrie gâtée qui me sortait par les yeux mais que j’avais pris en pitié dans le 3, bon…plus que mitigée quoi ^^

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    • Coucou,

      ah mais on a le droit de ne pas aimer, hein ^^ Nous avons chacun des goûts et un vécu littéraire différent, des attentes différentes (personnellement, c’est l’univers qui est le point le plus important dans un livre de SFFF, alors que pour d’autres, ce sera l’intrigue, les personnages, le style, etc), et le fait qu’un de nous ait accroché et pas l’autre (ou inversement) n’est « péjoratif » ni pour l’un, ni pour l’autre, deux ressentis diamétralement opposés sont tout aussi valables l’un que l’autre car personnels et subjectifs. Après, c’est sûr que certains livres / auteurs sont objectivement mauvais, et que tout le monde ou quasiment sera unanime dessus, mais là nous ne sommes à priori pas dans ce cas.

      Ce que j’aime beaucoup là dedans, c’est d’abord l’univers qui, s’il relève de la Fantasy, sort des sentiers battus du médiéval-fantastique, et puis cette méthode Duncan qui consiste à recycler les meilleures idées de la SF pour en faire de la Fantasy. Et puis j’aime le style et la solidité des intrigues.

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      • Et heureusement qu’on n’a pas tous les mêmes goûts sinon peu d’auteurs seraient connus ça ne serait pas de chance et on lirait tout le temps la même chose Pour le style mousquetaire je tenterai celui de Pevel, les lames de Cardinal à défaut de me lancer dans Dumas lol

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