Excession – Iain M. Banks

Un des sommets du cycle de la Culture

excession

La critique qui suit est un extrait d’un article synthétique analysant l’intégralité du cycle de la Culture, que vous pouvez retrouver sur cette page.

Après cinq ans passés à écrire autre chose que des livres sur la Culture (le dernier, L’Essence de l’art, étant paru en VO en 1991), Iain M. Banks revient au cycle en 1996 (1998 en VF) avec Excession. Comme L’Usage des armes, c’est un jalon essentiel dans l’évolution de la saga, à la fois parce que l’humour y prend la place qui sera désormais la sienne jusqu’à la fin, et ensuite parce que l’auteur va commencer à élargir le worldbuilding, et amorcer une entreprise de relativisation de la puissance réelle de la Culture qui atteindra son apogée dans Trames. C’est aussi un tome où on va découvrir d’autres f(r)actions plus ou moins séparatistes du courant principal que la Faction Pacifiste évoquée dans Une Forme de guerre. Encore plus intéressant, il va cette fois donner le rôle de premier plan aux Mentaux (même si l’intrigue secondaire fait la part belle à un couple d’humains), et surtout combiner les deux approches d’analyse, de challenge, de confrontation de la Culture qui ont été les siennes jusque là : il va non seulement continuer à lui tendre un miroir via une faction belliciste des Mentaux de CS qui, comme Zakalwe, trouve que les scrupules moraux de la Culture sont un carcan les empêchant de faire ce qui doit être fait, mais, après les Idirans et l’empire Azadien, il va également la confronter à un troisième système antithétique, l’Affront. Qui est une des plus grandes réussites de Banks, qu’on mesure dans la simple mais complètement antithétique, elle aussi, combinaison de mots qui définit pourtant cette race / civilisation le mieux : « joyeusement agressive » !

Si les Idirans tripodes et les Azadiens à trois sexes restaient encore relativement proches de l’humain, les Affronteurs sont complètement différents : leur corps, porté dans l’atmosphère toxique et irrespirable pour un humain qui est leur milieu natal par un sac sustentateur semblable à l’enveloppe d’un ballon ou d’un dirigeable, arbore un bec et des tentacules. Mais là n’est sans doute pas leur singularité principale, qui se manifeste plutôt au niveau de leur comportement, de leur façon de vivre, de leur manière même de concevoir l’existence : si un culturien craint la douleur, si un Idiran la dédaigne fièrement, un Affronteur se délecte à l’infliger. Pas seulement aux espèces moins avancées ou militarisées que lui (et le mot est faible : au sein de l’Affront, même les services diplomatiques sont une branche des forces armées, et, pour vous donner la mesure du bellicisme de ces créatures, ils ne choisissent pour y servir que les Affronteurs les plus xénophobes et agressifs, histoire que personne ne pense que l’Affront se ramollit), mais aussi aux membres de sa propre espèce : certains mâles sont castrés, les femelles « mutilées » génétiquement pour rendre l’acte sexuel plus désagréable pour elles. Certains animaux sont aussi modifiés pour vivre dans une peur permanente des Affronteurs, émettant dès lors des odeurs ou phéromones dont se délectent ces derniers. Comme le dit l’auteur, les Affronteurs se glorifient de leur cruauté : celle-ci est leur objectif, ils ne font pas le mal par inadvertance. Infliger la souffrance et en jouir est leur finalité. On mesurera ici le gouffre abyssal qui les sépare de la Culture qui, pour sa part, se définit non pas comme une civilisation, mais comme une entreprise de civilisation de la galaxie. Qui, pourtant, échoue, à son grand désespoir, et malgré une patience d’ange et une inépuisable bienveillance, à réformer l’Affront, sidérée par le caractère indéboulonnable de son abominable « moralité ».

On précisera aussi que le véritable nom de l’espèce est Issoriles (dérivé de celui de leur planète d’origine), mais qu’ils ont tant aimé le terme d’ »affront » qui leur a été accolé à l’occasion d’un incident mémorable lors de la réception d’une délégation commerciale outremondière qu’ils ont aussitôt décidé de l’adopter (on signalera à mots couverts qu’une autre, hum, entité à la même démarche à la fin du roman). Et ce côté provocateur, sale gosse, est renforcé par la jovialité constante dont ils font preuve, paradoxale pour une espèce à priori si sadique mais qui, sous la plume de Banks, acquiert pourtant un caractère aussi évident, naturel, que réjouissant. Chaleureux mais horrible, tel est l’Affront, qui aime à répéter la maxime « le Progrès par la douleur ». Les Affronteurs sont le méchant qu’on déteste aimer, et, à mon sens, une des plus délectables créations de l’écossais.

Évidemment, les lois, accords et conventions galactiques empêchent (majoritairement) l’Affront de faire tout ce qu’il veut, sans compter que même si on ne peut pas jauger son influence réelle vu que Banks n’a pas encore formalisé les échelles des Impliqués (le terme faisant par ailleurs son apparition dans Excession) ou des Niveaux de civilisation, il est clair que sa puissance militaire ou sa technologie ne sont pas du même ordre que celles des poids lourds, Culture en tête. Ce qui n’empêche pourtant pas l’Affront de s’étendre à une vitesse préoccupante. La Culture est divisée sur l’attitude à adopter face à eux : une faction de « faucons » (selon la terminologie politique consacrée) préconise qu’ils soient écrasés militairement sans délai (profitant en cela de l’outil martial formidable forgé lors de la Guerre Idirane, même si celui-ci a été en partie émoussé depuis par la démilitarisation), tandis que la majorité des Mentaux adopte l’attitude bienveillante, patiente et « humaine » qui est leur norme. Dilemme moral, éthique, celui d’une Hyperpuissance ou Superpuissance qui est en capacité d’intervenir, pour aider ou au contraire neutraliser, qui est, comme nous l’avons déjà amplement examiné, un des axes centraux du cycle.

Le Statu Quo aurait donc encore pu perdurer longtemps sans la survenue de ce que la Culture appelle un Problème Hors Contexte (PHC). Banks les définit en faisant une allégorie à peine voilée de l’arrivée des espagnols en Mésoamérique : un jour, vous êtes la plus grande puissance de votre région, tandis que le lendemain, un problème à la fois impossible à imaginer, hors du contexte de votre expérience normale, et surtout auquel il est (quasi-) impossible de faire face, survient sans crier gare, sous la forme d’étrangers dotés d’une telle avance technologique (ou autre) qu’ils mettent votre bel empire en coupe réglée, changent de fond en comble votre façon de vivre et font de vous de misérables sujets au lieu d’être les maîtres.

Il se trouve justement qu’un tel PHC vient de survenir : un objet / une entité / une projection surnommé Excession vient d’apparaître dans un coin perdu de la Voie Lactée, dans un volume spatial où les influences de la Culture et de l’Affront sont présentes, bien que minoritaires face à une entité politique nommée « Creheesil » (dont Banks ne précisera pas la nature et dont il ne reparlera jamais). Sa particularité est qu’il fait quelque chose qui est hors de portée même de la technologie ultra-avancée de la Culture, à savoir établir des liaisons avec les deux domaines hyperspatiaux à la fois (précisons que l’écossais a bâti une explication, relativement simple mais complète et élégante, sur la façon dont ses vaisseaux peuvent se déplacer plus vite que la lumière, et qu’elle fait appel à deux hyperespaces différents – il n’y en a qu’un dans l’écrasante majorité de la SF, sauf dans Babylon 5  ou dans l’univers d’Honor Harrington par exemple -, ainsi qu’à un Réseau énergétique qui sous-tend l’espace réel où nous vivons et qui peut être utilisé comme arme ou support de propulsion / traction). Comprendre la façon dont l’Excession y parvient (par exemple en la capturant…) ouvrirait à la puissance concernée (Culture ou… Affront) les portes d’un niveau technologique aussi inédit que redoutable (faisant d’elle la force dominante dans la galaxie), et surtout celles d’autres univers, la possibilité non pas de voyager entre les étoiles, voire les galaxies, mais d’un cosmos du Multivers à l’autre.

Ce qui est très intéressant est que cette manifestation des pouvoirs de l’Excession, ainsi que d’autres, plus impressionnantes et redoutables encore, qui auront lieu à la fin du roman, est un des trois facteurs, et sans doute le principal, qui font redescendre la Culture du piédestal où elle s’était juchée depuis la fin de la Guerre Idirane. Soudain, elle n’est plus, aux côtés des civilisations Aînées et Sublimées, la plus grande puissance de la Voie Lactée, mais une bande d’Aztèques confrontée à l’arrivée des Espagnols, d’un PHC. Nous parlerons du troisième facteur plus loin, mais précisons d’ores et déjà le second : les Mentaux s’enorgueillissent de leur sagesse, leur pondération, leur modération, leur sophistication intellectuelle, mais, confrontés au trésor scientifique que constitue l’Excession (et aux avancées techniques qu’il pourrait catalyser, et peut-être surtout à la clé de la porte d’autres univers qu’il pourrait permettre de forger), ils redeviennent (ou peut-être, pire encore, apparaissent pour ce qu’ils sont réellement), comme le dit Banks lui-même dans une interview, « des rois barbares à qui on fait miroiter la promesse d’un filon d’or dans les collines » (l’écossais poursuivra d’ailleurs cette entreprise de remise de la Culture à une plus juste place au sein de son univers dans Trames, comme nous le verrons). Une tirade émise par le VSG Attente de l’arrivée d’un nouvel amant (pages 178 et 179, édition grand format) est particulièrement éclairante : « Durant des millénaires, nous nous sommes félicités de notre sagesse et de notre maturité, et vantés d’être libérés des plus bas instincts et de l’ignominie de pensée et d’action qui résulte du désespoir, né de l’indigence. Ma plus grande crainte – que dis-je, ma terreur ! – est que notre détachement des préoccupations matérielles nous ait rendus aveugles à notre véritable nature sous-jacente ; nous avons été bons parce que nous n’avons jamais eu à choisir entre cela et quoi que ce soit d’autre. L’altruisme nous a été imposé. Et nous voilà soudain confrontés à quelque chose que nous sommes incapables de fabriquer ou de simuler, quelque chose qui, pour nous, a autant de valeur que la terre, les pierres précieuses ou les métaux en avaient pour les anciens monarques, et nous allons peut-être découvrir que nous sommes prêts à tricher, mentir, comploter et intriguer autant que n’importe quel tyran sanguinaire, et que nous ne reculerons devant aucune action répréhensible si elle est susceptible de nous assurer ce que nous voulons. »

Mais, outre l’Excession, l’auteur utilise un second dispositif pour nous faire comprendre que la Culture n’est pas telle que nous la pensions jusque là, et ce sur un deuxième plan : elle se révèle moins monolithique que nous n’en avions l’impression. Certes, nous savions qu’au début de la Guerre Idirane, la Faction Pacifiste s’en était séparée (et nous apprendrons dans Trames qu’elle ne s’est jamais réagrégée totalement au corps principal), mais nous découvrons, dans Excession, que d’autres fractions significatives ont pris une distance plus (les Elenchs) ou moins (la Tendance Bof-laisse-tomber) grande avec elle, la plupart étant regroupées sous le terme commun d’Ultériorité de la Culture. Les Elenchs Zététiques se sont séparés de cette dernière environ 1500 ans avant le début du roman, pour une raison simple : le but de la Culture est de demeurer inchangée et de changer au moins une partie des autres civilisations qu’elle rencontre ; à l’inverse, les Elenchs voulaient changer, mais pas changer les autres, évoluer au contact des sociétés nouvelles et non les faire évoluer (au passage, on remarquera avec beaucoup d’intérêt que les Elenchs Zététiques sont eux aussi une forme d’antithèse de la Culture, certes, au contraire des Idirans ou des Azadiens, « positive » plus que négative, mais une antithèse tout de même, au moins sur certains plans bien précis). Ce sont ainsi des spécialistes du Premier Contact, au moins autant que la section de la Culture du même nom. On ne sera donc pas étonné s’ils sont les premiers à parvenir à proximité de l’Excession et à tenter d’ouvrir un dialogue avec elle. La Tendance, elle, qui, de façon amusante, surnomme la Culture « le continent » (peut-être est-elle donc conçue par Banks comme une allégorie de la Grande-Bretagne), a décidé que sa civilisation parente n’était pas assez hédoniste, et de remédier au « problème ». Ces deux membres du groupe plus vaste que constitue l’Ultériorité rassemblent un nombre non négligeable de citoyens, habitats, Orbitales ou vaisseaux, particulièrement les Elenchs qui en déploient des flottes entières, faisant elles-mêmes partie de Clans (un passage tempère toutefois l’impression que les engins Elenchs seraient encore plus grégaires que ceux de la Culture, et révèle une structure de décision moins hiérarchique, moins collective, et donc une plus grande marge de manœuvre individuelle ; l’un d’eux déclare : « Un vaisseau elench n’était pas un vaisseau elench s’il commençait à se comporter comme le représentant d’un comité. Autant faire partie de la Culture, dans ces conditions ! »)

Le phénomène s’étend aussi à des VSG et autres types de vaisseaux individuels qui, selon le degré auxquels ils continuent (ou pas) à suivre les codes / normes / ordres de la Culture, sont désignés sous le nom d’Excentriques, de Sabbatiques, ou d’autres degrés de liberté  / termes plus extrêmes que nous découvrirons dans La Sonate Hydrogène, pour l’essentiel. On signalera d’ailleurs qu’une UCG Excentrique (tel que défini auparavant), Service Couchettes, joue un rôle capital dans l’Histoire. Dirigée, à l’origine, par un trio de Mentaux, comme c’est la norme pour un vaisseau de cette taille, elle a été réduite à un seul dans des circonstances qui n’ont jamais été élucidées avec précision ou certitude (certains disent que les deux autres ont déménagé dans des vaisseaux-fils, d’autres que celui qui reste a d’une façon ou d’une autre neutralisé les deux autres). Depuis 40 ans, elle (et je n’emploie pas seulement le pronom féminin pour l’accorder avec UCG : on verra qu’il y a des raisons de faire un parallèle essentiel entre le vaisseau et sa passagère la plus emblématique, et que donc il est plus logique de le considérer comme une entité féminine que masculine) n’en fait un peu qu’à sa tête, sans pour autant s’éloigner outre mesure, que ce soit sur un plan territorial ou moral, de la Culture. On l’a dit, la Culture étant d’essence hédoniste, ses citoyens sont libres de pratiquer un loisir, un hobby ou une passion. Jusque là, il était implicite qu’on parlait de citoyens humains (voire de drones, comme Unaha-Closp, personnage – très – secondaire d’Une Forme de guerre et citoyen naturalisé de la Culture qui, suite à ses aventures dans le Complexe de Commandement, a comme passe-temps la construction de petits automates à vapeur – des trains, clairement -), mais dans Excession, on découvre que les Mentaux peuvent eux aussi en avoir, même si les deux exemples qu’on nous donne sont assez… extrêmes. Service Couchettes collectionne les Stockés, ces culturiens dont l’état mental ou le corps tout entier sont, comme leur nom l’indique, mis en stase en attendant que les conditions spécifiées pour leur réveil (la survenue d’un événement précis, souvent – la Sublimation longtemps repoussée de la Culture, la plupart du temps) soient réunies. Il utilise ces corps pour composer des reconstitutions grandeur nature de batailles historiques fameuses qui ont eu lieu sur des mondes primitifs (type Napoléoniens, etc.). Un autre vaisseau ayant un certain rôle dans l’intrigue, l’UCG Substance Grise, est fascinée par les génocides, les tortures, les guerres, pas par attrait morbide, mais bel et bien par un sens de la « justice » exacerbé, presque pathologique, pour punir (y compris, au moins dans un cas, par une mort qui n’est pas complètement accidentelle) ceux qui s’en sont rendus coupables (ce qui le rapproche d’ailleurs de Zakalwe dans L’Usage des armes). Il doit son nom à sa transgression d’une des seules règles de la Culture, un de ses seuls tabous (et un passage sur les mœurs sexuelles des culturiens dans un autre « tome » vous apprendra qu’ils n’en ont quasiment aucun…), la seule propriété privée que cette société anarchiste et post-capitaliste conçoit : la mémoire, la pensée. En effet, il utilise ses Effecteurs pour lire celles (qui ne sont qu’un phénomène électrochimique, après tout, donc parfaitement à la portée d’armes conçues pour perturber les dispositifs électromagnétiques) de ceux qu’il soupçonne de génocide et autres méfaits, leur infligeant un « viol mental » qui en fait un paria au sein de la société culturienne, un paria qui dégage toutefois une aura de peur sinistre, un paria capable de lire ce que vous cachez dans votre cerveau à plusieurs systèmes solaires de distance.

Vous noterez que dans les cas des noms de ces deux vaisseaux comme dans d’autres (comme le running gag Gravitas que nous avons évoqué en introduction), les traducteurs ayant officié sur la VF du cycle soit n’ont pas saisi le double sens des mots employés par Banks, soit l’ont bel et bien fait mais ont été incapables de le rendre en français (si même c’était possible) : Sleeper Service peut certes se traduire par Service Couchettes, mais il y a dans le premier mot un sens très précis, dans un autre contexte, qui, dans ce cas, n’est pas rendu (je n’en dirai pas plus pour ne pas divulgâcher) ; de même, Grey Area peut en effet se traduire par Substance Grise (la zone cérébrale), mais il y a aussi des implications relatives au fait de se trouver entre deux attitudes extrêmes, ainsi qu’à des notions de consentement (notamment sexuel) qui évacuent complètement la dimension du viol mental infligé par cette UCG (qui, pour le coup, serait donc la contrepartie mâle de la femelle que serait, dans l’histoire, Service Couchettes).

Peu après l’apparition de l’Excession, un vaisseau Elench qui croisait dans les parages par ce qui ne se révèlera pas être un si heureux hasard que ça tente de converser avec elle. Même si tout ce qui la concerne est inconnu (sa nature, ses intentions, sa provenance, etc.), l’Elench est confiant : spécialiste du contact avec d’autres civilisations, rompu à tous les pièges que des technologies inconnues peuvent receler, fort lui-même d’une technologie aussi avancée mais plus variée (car ayant intégré celles des diverses espèces croisées lors de ses voyages : les Elenchs seraient-ils des Borgs « positifs » ?) que celle de la Culture, il se croit en mesure de contrer toute réaction hostile de l’Entité / Artefact. Il se trompe lourdement. Subverti, compte tenu de tous les facteurs que nous venons d’exposer, avec une vitesse et une aisance terrifiantes, sans que le moindre bastion informatique ne subsiste, il ne laisse derrière lui qu’un minuscule drone qui se retrouvera perdu dans l’espace, sera retrouvé par un croiseur de l’Affront mais pourra lancer une forme de message de détresse.

Une fois l’apparition de l’Excession plus largement connue, la ruée (vers l’or) va commencer : les Elenchs vont envoyer une flotte de secours, l’Affront va évidemment vouloir s’emparer de ses secrets pour renforcer sa puissance, et la Culture va mettre en place, comme à son habitude, un comité de Mentaux d’Incident pour voir de quelle façon réagir, quel vaisseau dérouter ou mobiliser, et ainsi de suite. Et c’est là que les choses vont commencer à prendre un tour hautement intéressant : ledit comité d’Incident va être court-circuité par un groupe de Mentaux / vaisseaux légendaire, la Bande des Temps Intéressants (notons ici un autre problème, récurrent, d’harmonisation des traductions entre les différents tomes, puisque dans La Sonate Hydrogène, ce même groupe est cité sous le nom de Gang des époques intéressantes, cette fois), qui se trouve être un Comité de CS. Ceux-ci vont décider que (pour une raison qui ne se dévoilera qu’à la fin du roman) l’aide de Service Couchettes est indispensable dans cette affaire, et vont lui demander de collaborer, malgré son statut d’Excentrique ces quatre dernières décennies. L’UCG (remarquons que Banks n’a pas encore mis en place la « règle » selon laquelle elle devrait en fait être désignée Ue et pas UCG) va accepter, à une condition : elle désire que Byr Genar-Hofoen, ambassadeur de la Culture auprès de l’Affront, vienne à son bord (ce qui impliquera Substance Grise), car son ancienne amante, Dajeil, est à son bord, et que le vaisseau estime que leur rupture, quarante ans plus tôt, est en partie de sa faute. La Bande (Acte IV : je serais curieux de savoir quelle était la nature des trois autres, même s’il paraît clair qu’un impliquait la Guerre Idirane) accepte.

Arrêtons-nous un instant sur Byr, puis Dajeil, dont la relation forme la principale sous-intrigue d’Excession (il y en a une autre concernant Ulver Seich, personnalité mondaine issue du roc de Phage, un des premiers habitats spatiaux à rejoindre la Culture en formation, mais pour tout dire, si elle est fort sympathique – notamment via l’humour qui y est déployé -, elle est plus anecdotique qu’autre chose : elle contribue toutefois, avec le côté – paradoxalement – jovial des Affronteurs, à alléger énormément l’ambiance de ce roman par rapport à ses trois prédécesseurs). On remarquera d’ailleurs qu’à part dans L’Usage des armes, Banks avait toujours eu recours, jusque là, à des intrigues / narrations essentiellement linéaires, et que c’est la première fois qu’il y a des embranchements. Ce qui deviendra par contre une habitude dans les livres de la suivants. Byr, donc, trouve chez les Affronteurs ce que d’autres (par exemple Wrobik dans Un Cadeau de la Culture) comme lui ne trouvent plus dans son utopie d’origine : un dynamisme, un enthousiasme. Comme nous l’apprend la page 190 (édition grand format), il ne croit pas comme la Culture que toute forme de souffrance est forcément mauvaise, pense que l’évolution (biologique) doit se poursuivre chez les espèces civilisées (alors que la Culture l’a figée et a assorti à cette forme de stase une liste d’options d’ingénierie génétique), et n’est pas persuadé qu’abandonner le contrôle de la société à des machines était le bon choix. On ne peut d’ailleurs s’empêcher de remarquer qu’il n’est pas franchement enthousiaste à l’idée de porter un équipement (combinaison protectrice, notamment) intelligent-conscient, signe que comme certains autres culturiens, il n’est pas si heureux que ça à l’idée de voir sa vie régie, ou du moins surveillée en permanence, par lesdites machines. D’ailleurs, de nombreux épisodes dispersés dans un peu tout le cycle montrent des scènes (ou racontent des anecdotes anciennes) où, pour avoir un sentiment de liberté, un culturien laisse chez lui son terminal, c’est-à-dire une broche, une bague, un stylo ou tout autre petit objet qui lui permet d’être tracé par ou d’entrer en contact avec le Mental du Moyeu de l’Orbitale locale.

Dajeil est le seul passager « animé » de Service Couchettes, tous les autres étant des Stockés dont le corps et l’esprit sont en stase. Le vaisseau a recréé, à l’extérieur de sa coque mais à l’intérieur de son enveloppe complexe de champs de force, l’environnement familier de la jeune femme, ce qui implique notamment… un océan et une plage. Quand on vous parle de sense of wonder… Byr et elle ont jadis eu une relation amoureuse d’un type qui ne peut avoir lieu que dans la Culture, mais qui même là, reste franchement rare. Je n’en dirai guère plus pour vous laisser le plaisir de la découverte, sinon deux choses : premièrement, cette histoire est aussi dramatique que mélancolique et poignante, et deuxièmement, elle a pour conséquence que Dajeil a mis l’embryon qu’elle porte en stase organique depuis… quarante ans. On peut d’ailleurs se demander s’il n’y a pas une quelconque allégorie mythique ou religieuse derrière cette grossesse « éternelle ».

L’intrigue principale s’articule, elle, essentiellement autour des Mentaux. D’abord ceux de la Bande des temps intéressants, qui cherchent à faire parvenir le plus de vaisseaux possibles dans le voisinage de l’Excession avant le reste de la galaxie, mais aussi autour d’une UOL nommée Régulateur d’attitude, qui passe du côté des Affronteurs et leur donne une solution pour s’emparer des secrets de l’artefact au nez et à la barbe des Elenchs ou de la Culture, une solution qui tient en un mot : Pitance. Mais avant d’en dire plus à son sujet, il faut évoquer la démilitarisation de la Culture après la Guerre Idirane, d’ailleurs un parallèle de plus à faire entre celle-ci et la Guerre Froide, au moins à posteriori, puisque Banks a écrit Une Forme de guerre avant la chute du Mur : les USA gagnent la Guerre Froide, deviennent la seule Hyperpuissance, puis le monde occidental commence immédiatement un désarmement qui ne sera modéré, au moins dans certains pays, que par la Guerre du Golfe ; la Culture triomphe dans la Guerre Idirane, devient la seule Hyperpuissance (c’est du moins l’impression donnée au lecteur en fonction des renseignements dont il dispose en matière de worldbuilding, impression renforcée par l’impunité dont semble bénéficier la Culture dans ses opérations clandestines sur des mondes primitifs décrites dans L’Usage des armes), et commence immédiatement à désarmer massivement. Deux siècles à peine après la fin du conflit (soit 300 ans avant les évènements d’Excession), moins de 1% des vaisseaux de guerre de la Culture sont encore pleinement opérationnels, les autres ayant été purement et simplement désassemblés ou bien démilitarisés et transformés en coursiers (pour résumer). Bien sûr, ce chiffre est trompeur : les UCG (les vaisseaux civils) de la Culture ont une puissance suffisante pour tenir tête aux astronefs de combat de la plupart des autres races, surtout celles ayant un niveau technologique inférieur (dans Les Enfers virtuels, Banks précise qu’un seul gros VSG de la Culture pourrait anéantir une flotte de 230 millions d’astronefs plus primitifs, notamment en utilisant ses Effecteurs pour les forcer à s’auto-détruire ou se combattre entre eux), un vaisseau démilitarisé peut être rééquipé en un temps relativement court, les grands VSG peuvent en construire des nouveaux assez rapidement, etc. Sans compter que si vous avez lu un certain autre roman du cycle (que je ne citerai pas pour éviter un spoiler mineur), vous savez qu’une prétendue démilitarisation peut n’être que théorique, disons.

Les vaisseaux de guerre restants sont en majeure partie basés sur des Orbitales et autres lieux connus / de passage, tandis que les autres sont stockés dans des endroits secrets, loin des voies spatiales les plus fréquentées mais à des coordonnées et sur des trajectoires qui leur permettent d’assurer un maillage défensif régulier et / ou de déployer dans un délai raisonnable toute une flotte là où en aurait besoin sans que la chose soit anticipable. L’astéroïde appelé Pitance est un de ces magasins de vaisseaux. On remarquera qu’alors que Banks s’était jusqu’ici essentiellement concentré sur les Orbitales de la Culture, il montre également cette fois que celle-ci peut utiliser les astéroïdes pour autre chose que leurs matériaux afin, justement, de bâtir lesdites Orbitales : Pitance sert de base militaire, et le Roc de phage que j’évoquais plus haut d’alternative, en tant qu’habitat mobile et de grande capacité, aussi bien aux vaisseaux qu’aux Orbitales. Là aussi, on peut faire avec Pitance un parallèle avec la doctrine militaire occidentale (américaine, en particulier) post Guerre du Golfe, puisque du ravitaillement, des véhicules, des munitions ou des troupes sont aussi prépositionnés là où on pourrait en avoir besoin un jour, ou de façon à pouvoir intervenir très rapidement à portée de ces dépôts ou bases.

Outre la présence de plusieurs sous-intrigues, outre celle plus significative d’humour, outre des sommets atteints en matière de virtuosité du style (qui ne seront plus jamais tout à fait atteints dans le cycle ; on précisera que si la structure narrative de L’Usage des armes rend celui-ci plus ambitieux sur le plan littéraire, sur celui de l’élégance de la plume Excession lui est clairement supérieur), outre une extension du worldbuilding (la Tendance, les Elenchs, les Affronteurs, etc.), outre le sense of wonder lié à l’Excession ou à la description de la cosmologie Banksienne, ce qui caractérise Excession, ce qui fait qu’il est souvent cité comme le tome préféré des amateurs du cycle (votre serviteur y compris) est la place laissée, cette fois, aux Mentaux. Jusqu’ici, même si les Mentaux / vaisseaux (et les drones) jouaient un rôle dans chaque roman, il n’en étaient jamais au centre : si on se restreint au strict plan des protagonistes, Une Forme de guerre est l’histoire d’Horza, L’Homme des jeux celle de Gurgeh et L’Usage des armes celle de Zakalwe. En revanche, si l’on examine le livre globalement, Excession n’est pas l’histoire de Dajeil et Byr (et encore moins celle de ces personnages tertiaires que sont Dakeil ou Gestra, le « gardien » de Pitance), mais celle de la Bande des temps intéressants et, dans une certaine mesure, de Régulateur d’attitude. Toute l’intrigue principale est structurée autour des messages, des « posts » de « chat » qu’ils s’échangent, d’une manière qui rappelle ceux d’un autre roman faisant la part belle aux IA, Un Feu sur l’abîme de Vernor Vinge, sorti quatre ans plus tôt. Banks réutilisera d’ailleurs le procédé (et un autre Comité d’Incident de Mentaux / vaisseaux dans le dernier tome du cycle, La Sonate Hydrogène).

On en découvre infiniment plus sur les Mentaux : qu’ils ont des loisirs (créer des univers virtuels aux lois physiques modifiées !), des amitiés et des inimitiés, des doutes, des remords, qu’ils peuvent être fiers ou au contraire humbles, qu’ils peuvent avoir peur de la « mort » et transmettre leur état mental à leur vaisseau parent, à un astronef ami ou à l’unité de la Culture la plus proche, tout comme un humain transmettrait le sien au Mental local. On découvre ou on se rend mieux compte du fait que plus que des vaisseaux pilotés par des IA, certes intelligentes, certes possédant une conscience d’elles-mêmes, à la HAL 9000 chez Clarke, ce sont de véritables personnes auxquelles on a affaire : ce ne sont pas seulement des éléments de l’intrigue, ce sont bel et bien des personnages à part entière. Et cela va se confirmer dans tous les tomes suivants ou quasiment (Trames mettant moins les Mentaux / vaisseaux en avant).

Nous n’en dirons pas beaucoup plus sur l’intrigue pour ne pas vous gâcher le plaisir de la découverte, sinon à mots relativement couverts : si vous ne voulez vraiment pas en savoir plus, je vous recommande de sauter les éléments d’analyse ci-dessous (qui sont certes des révélations assez mineures, mais des révélations tout de même) et de passer directement au paragraphe suivant. Ce que la fin nous enseigne, donc, outre un sense of wonder colossal lié aux (il est vrai cryptiques) révélations de l’Excession en personne, est que d’une part, ni le désarmement de la Culture, ni l’Ultériorité ne sont tels que nous avons été conduits par l’auteur à le croire, et que, d’autre part, Circonstances Spéciales, pas plus que la Culture dans son ensemble, ne sont aussi monolithiques que nous le pensions jusque là : la Bande des temps intéressants éjecte le Comité d’incident qui se forme au tout début de l’affaire, et certains éléments de CS ont opéré une double manipulation (y compris de la Culture elle-même) pour parvenir à un objectif qui leur paraissait nécessaire mais qui était jusqu’ici moralement, éthiquement et politiquement inacceptable, sacrifiant dans l’affaire humains, drones, autres Mentaux comme Affronteurs, certes dans une guerre dont l’issue ne fait nul doute vu la disparité d’effectifs, de niveau technologique et de puissance militaire ou industrielle des deux belligérants, mais dont les victimes, pourtant, ne pourront pas être ramenées à la vie à partir de leurs sauvegardes dans tous les cas. On ajoutera, pour terminer, l’étonnant parallèle à faire entre la grossesse de quarante ans de Dajeil et celle d’une certaine entité, et surtout le fait qu’une certaine faction de CS trompe une autre faction de la même section, y compris ces légendes d’une immense expérience de la Bande des temps intéressants, en favorisant, pour ne pas dire en provoquant la découverte « fortuite » de l’Excession, réalisant ainsi une tromperie dépassant allègrement un seul compatriote (Gurgeh) dans L’Homme des jeux.

En fin de compte, Excession marque la fin des illusions, celle de la toute-puissance de la Culture (qui se retrouve confrontée à une entité capable de faire des choses qui sont bien au-delà de sa portée et voit donc sa place réelle dans l’univers redéfinie d’une façon assez brutale), celle de son unité (y compris celle de son élite, CS), et peut-être surtout de sa prétendue sagesse, de son altruisme professé. Mais c’est aussi la fin des illusions des Affronteurs, ramenés, eux aussi, à leur juste place dans l’univers, politique cette fois. Le plus étonnant étant que parmi les trois seuls personnages qui sortent de cette histoire en y ayant fait un vrai, un indisputable gain (et qui n’ont donc pas un succès relatif dans leurs entreprises), un gain qui ne soit pas teinté d’une certaine amertume, c’est Byr qui a décroché la timbale, d’une façon tellement cocasse que je vous laisse avec gourmandise le plaisir de la découvrir.

Pour aller plus loin

Si vous souhaitez avoir un deuxième avis sur ce roman, je vous conseille la lecture des critiques suivantes : celle de L’épaule d’Orion,

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