Magazine électronique Angle Mort – numéro 11

Un magazine électronique spécialisé dans la Science-Fiction à la politique éditoriale et au modèle économique très intéressants

Je remercie Monsieur Julien Wacquez, directeur éditorial pour la revue Angle Mort / Blind Spot, de m’avoir donné la possibilité de lire le numéro 11 du magazine

Couverture_angle_mortAngle Mort (sous-titré : Épreuves de réalité) est un magazine électronique, une « revue d’art et de littérature spécialisée dans la Science-Fiction » existant depuis 2010. Il propose des nouvelles, qu’elles soient traduites ou francophones, qui émanent aussi bien d’auteurs confirmés que de jeunes talents encore méconnus. Son modèle économique est original : chaque numéro du magazine propose quatre nouvelles, chacune étant accompagnée d’une interview de l’auteur  (une initiative que je trouve très pertinente). Les nouvelles peuvent être lues gratuitement sur le site du magazine, sur lequel elles apparaissent graduellement (à un intervalle de 2-4 semaines l’une de l’autre). Les interviews (détaillées et pertinentes, et pouvant également concerner l’illustrateur de la couverture), en revanche, sont réservées à ceux qui soutiennent le magazine (ce qui permet de rémunérer auteurs et traducteurs) en l’achetant, pour la modique somme de 2.99 euros. L’achat vous donne également accès à l’intégralité des textes immédiatement, sans avoir à attendre leur mise en ligne graduelle. Compte tenu des auteurs d’envergure qui apparaissent dans le magazine (on peut citer Christopher Priest, Laurent Kloetzer, Vandana Singh, Jean-Claude Dunyach, Thomas Day, Ian McDonald, William Gibson, Mélanie Fazi, Xavier Mauméjean et Aliette de Bodard) et du nombre de pages proposé, le rapport qualité / prix est, à mon sens, correct.

Signalons que, pour promouvoir la littérature de l’imaginaire française dans le monde anglo-saxon, l’équipe d’Angle Mort vient de lancer sa contrepartie en langue anglaise, Blind Spot, qui propose aux lecteurs anglophones des traductions de nouvelles rédigées en français à l’origine.

Je vous propose d’examiner les quatre nouvelles qui font partie de ce numéro 11 :

Honey Bear – Sofia Samatar

Sofia Samatar écrit de la Fantasy et de la SF, à la fois en format court et long. Son premier roman (Un étranger en Olondre) a obtenu le World Fantasy Award, la récompense la plus prestigieuse du genre. Honey Bear propose une variation très originale (et très science-fantasy) sur le thème de l’invasion alien. Le ton est vaguement onirique, l’apparence et les particularités physiologiques des extraterrestres franchement inhabituelles, et la chute, bien que prévisible, est réussie. Au final, il s’agit d’un texte plutôt intéressant (à mon sens une allégorie du douloureux éloignement des enfants ressenti par les parents lorsque leur progéniture atteint l’âge adulte), bien qu’assez éloigné de la SF « classique ». Je lui trouve personnellement une vague ressemblance, dans le ton et l’humanisme plus que dans les thématiques, avec certains textes de Vandana Singh.

L’interview, assez courte mais très intéressante, nous en apprend plus sur cette auteure aux origines cosmopolites, notamment sur le temps qu’elle a mis à vendre son premier roman, atypique mais pourtant titulaire de la plus prestigieuse des récompenses. Elle nous révèle aussi son intérêt pour différentes formes d’expression écrite (romans, nouvelles, poésie, essais). Enfin, elle nous parle de son travail, que ce soit son activité d’écrivain ou sa vie professionnelle.

Le premier arbre – Jean-Luc André d’Asciano

Jean-Luc André d’Asciano dirige la maison d’édition l’œil d’Or, qui a récemment publié un roman inédit de l’immense et regretté Iain Banks, Un chant de pierre (que votre serviteur aimerait bien voir commercialisé sous forme électronique). Après un recueil de nouvelles orientées Fantastique, celle proposée dans ce numéro 11 d’Angle mort relève plutôt du post-apocalyptique.

Ce qui frappe avant tout, c’est le style basé sur un staccato de phrases ultra-courtes, à la James Ellroy ou (pour rester dans le domaine de la littérature de genre) Anders Fager. C’est une technique que j’ai personnellement beaucoup de mal à supporter. Au-delà de ladite technique, la forme est également bizarre et étonnante, à mi-chemin d’un ton onirique et de passages complètement… hard-SF ! Un mélange improbable s’il en est. Pourtant, les thématiques abordées sont intéressantes (retour à la Nature, beauté du monde débarrassé des humains, etc), tout comme l’est le monde où la nature de l’apocalypse rejoint en partie celle proposée par Greg Bear dans La musique du sang.

Dans son interview, l’auteur avoue les tendances misanthropes qui sont criantes à la lecture de sa nouvelle. On y apprend aussi que cette dernière est envisagée comme la première d’un cycle. Il nous parle, enfin, de son activité éditoriale.

Une brève histoire des formes à venir – Adam-Troy Castro

Adam-Troy Castro est un auteur de SF, Fantasy et Horreur (26 livres, dont 16 romans), déjà nominé pour le Hugo (2 fois) et le Nebula (8 fois !). Il a rédigé une centaine de textes, dont trois ont été publiés par Angle mort (ce qui en fait l’auteur le plus représenté de l’histoire du magazine). Il se caractérise par ses thématiques humanistes.

Dans cette nouvelle très étrange, l’auteur nous explique que seulement une grossesse sur 100 000 donne naissance à un enfant « normal » : les autres accouchent de nourrissons en forme de cube, de sphère, de rectangle, de rhomboèdre, de cylindre, etc. Il décrit par le menu la relation de l’adolescente Monica avec sa fille Day, qui a la forme d’un Cube, sur plusieurs décennies. L’auteur pousse son postulat de départ à fond, ce qui donne lieu à des passages assez prodigieux; je ne résiste d’ailleurs pas au plaisir d’en reproduire un ici, qui est un modèle d’humour et de subtilité :

Les sphères, se dit-elle avec férocité, étaient par nature des fauteurs de trouble. Elles étaient capables de rotation ; c’étaient par conséquent des révolutionnaires. Ce n’était pas seulement leur privilège, mais leur nature de suivre la voie de moindre résistance, quoi qu’il puisse y avoir devant elles. C’était juste la façon dont elles avaient tourné.

On peut d’ailleurs donner un grand coup de chapeau à Patrick Marcel, qui a rendu une copie impeccable, comme toujours.

Au final, c’est un beau texte humaniste, là encore sur les relations parent-enfant (ce qui semble être une thématique récurrente de ce numéro), avec une jolie fin. Le postulat de départ de cette nouvelle ressemble un peu à celui de La petite pyramide bleue de Ray Bradbury.

Dans son interview, Adam-Troy Castro nous parle de son travail, de ses influences (dont Ursula Le Guin, sur laquelle il s’étend longuement), des articles consacrés à la politique et au cinéma qu’on trouve sur son blog, ainsi que du processus qui le conduit, dans ses textes, à mélanger différents genres.

Une greffe à deux voies – Sarah Pinsker

Sarah Pinsker a publié, depuis 2012, une trentaine de textes dans des magazines de SF / fantasy anglo-saxons, ainsi que dans des anthologies. Elle vient de décrocher le prix Nebula 2016 de la meilleure novelette (texte se situant, en terme de nombre de mots, entre la nouvelle et la novella -ou roman court-) pour Our lady of the open road. La nouvelle présentée dans ce numéro 11 d’Angle Mort est son premier texte traduit en français (elle a par contre déjà été traduite en espagnol et en chinois, pour l’anecdote).

La nouvelle suit Andy, jeune agriculteur canadien qui vient de perdre un bras. Il est remplacé par une prothèse bionique, contrôlé par une Interface Neurale Directe greffée dans son cerveau. Mais cette puce commence à brouiller son identité : il se met à voir des images d’une portion de route du Colorado, un endroit où il n’est jamais allé…

C’est un texte intéressant, qui exploite un thème classique de la SF (l’augmentation des possibilités du corps humain) sous une perspective humaniste, en s’interrogeant sur ce qui fait (et menace) notre sens de l’identité. Je regrette juste une fin un poil abrupte. Par contre, on appréciera la perspective plus pondérée (la technologie a des avantages mais présente aussi des dangers sur lesquels il faut s’interroger) que dans une bonne partie des textes transhumanistes.

Dans son interview, après une courte présentation, Sarah Pinsker nous parle de son intérêt pour la SF, de ce qui fait, selon elle, la spécificité de ce genre, des thèmes qu’elle souhaite explorer au travers de ses textes (identité, changement, aspects positifs et négatifs de la technologie, gens ordinaires confrontés à des situations qui ne le sont pas), et de la nouvelle publiée dans ce numéro (en détails). Enfin, elle parle des différents formats d’écriture (nouvelles par rapport à roman), du fait qu’elle est plus à l’aise dans le format court, et de la façon dont ses nombreux textes courts se connectent ou pas à un univers commun.

En conclusion

L’association à l’origine des deux magazines a une approche éditoriale originale : redéfinir ou brouiller les frontières séparant science, art et littérature. Elle s’intéresse à des écrivains décrivant la réalité de façon originale, la remettant en cause dans leurs nouvelles, à des illustrateurs qui explorent les concepts de la SF pour créer une nouvelle imagerie, à des scientifiques qui vont l’utiliser pour donner un sens au monde déroutant issu de leurs données. Le magazine donne la parole à des auteurs qui utilisent la SF comme un outil, comme une sonde, pour explorer l’univers, qu’il soit extérieur ou intérieur.

Sur un plan bassement matériel, j’apprécie l’association systématique d’une interview au texte de chaque auteur : cela permet à la fois de donner un éclairage sur le texte et sur la personne qui l’a rédigé, ce qui est toujours, à mon sens, intéressant et riche d’enseignements. Je trouve que les écrivains choisis (et qui ont accepté de participer) sont de qualité, tout à fait au niveau de ceux qu’on peut trouver dans des magazines consacrés aux littératures de genre plus anciens et plus prestigieux. Il faut juste préciser qu’il s’agit plus d’une SF « signifiante » (pour reprendre l’expression de Vandana Singh, je me refuse personnellement à utiliser celle de SF « intelligente ») que d’une SF de pur divertissement, ce qui pourra donc plaire à certains lecteurs mais pas forcément à d’autres.

Je trouve le modèle économique choisi à la fois sympathique et pertinent : sympathique car il met à disposition les nouvelles gratuitement, sans forcer le lecteur à payer pour les lire ; pertinent car il offre aussi à ceux qui le souhaitent la possibilité de soutenir l’association à l’origine des magazines en donnant 2.99 euros afin d’avoir la possibilité de lire les interviews, ainsi que les nouvelles sans attendre leur mise en ligne progressive. C’est aussi pertinent dans le sens où, dans cette ère de partage tous azimuts (légal… ou pas) des fichiers relevant du domaine artistique au sens large sur internet, mettre des barrières obligatoires aurait été peu avisé.

Au final, avec ses textes et ses traductions de qualité, et sa démarche, admirable, de promouvoir la SF / les littératures de genre / de l’imaginaire, qu’elles soient françaises ou anglo-saxonnes, Angle Mort (et sa contrepartie en langue anglaise Blind Spot) est à la fois un magazine et une initiative hautement recommandable.

Pour aller plus loin

Si vous souhaitez avoir un deuxième avis sur le magazine, je vous conseille la lecture des critiques suivantes : celle de Xapur, celle de Lorhkan, celle de Julien le naufragé volontaire, celle du Chien critique

 

10 réflexions sur “Magazine électronique Angle Mort – numéro 11

  1. Et bien Apo, tu te diversifies!
    Il est vrai que cela a l’air intéressant au niveau de nouvelles, mais je trouve le magazine tel que tu le décris pas totalement complet. Je ne suis pas une grande fan des nouvelles, je prends ma dose tous les trimestre avec une autre revue qui présente aussi d’autres rubriques ( interview aussi, critiques articles de fond, thématique,ect…)
    Je suis quand même impressionnée.

    J’aime

    • Justement, puisque tu en parles je trouve la démarche d’Angle Mort très intéressante. Des magazines qui font un peu de tout (nouvelles, interviews, critiques, dossiers thématiques, etc), il y en a déjà plusieurs, dont certains d’un âge et d’une notoriété plus que respectables. Donc jouer sur ce terrain là alors qu’on est moins ancien, moins connu et avec une plus petite équipe, j’aurais trouvé ça peu pertinent.

      L’équipe d’Angle Mort a fait le choix de faire UNE chose (les traductions anglais vers français et désormais français vers anglais), de se concentrer sur la promotion de la SF auprès du public en ne proposant que des nouvelles (pas de critiques, etc), et je trouve que c’est une démarche intéressante.

      Ce qui est intéressant également, c’est que personne n’empêche le lecteur de combiner magazines de SF / fantasy / Fantastique « classiques » et lecture d’Angle Mort, que ce soit sa forme gratuite ou payante (celle avec les interviews). Tout dépend aussi de ce qu’on cherche dans ces magazines : personnellement, je ne lis qu’en diagonale les critiques des professionnels qu’on y trouve, préférant me fier au ressenti du grand public plutôt qu’à celui de pros ou de semi-pros. Donc ce que je cherche en priorité, ce sont des nouvelles, qu’elles émanent d’auteurs que je connais et apprécie ou, plus encore, d’auteurs que je ne connais pas, puisque ça me permet de les découvrir à moindre frais. Sur ce plan là, Angle Mort peut être, pour moi, un outil précieux me permettant de choisir de futures lectures.

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