Les Tombeaux d’Atuan – Ursula Le Guin

Une digne suite du Sorcier de Terremer, aussi profonde, mais adoptant un surprenant point de vue

atuan

Ce second tome du cycle de Terremer est, à mon avis, la digne suite du premier. C’est un roman comme les éditeurs n’en ont plus sorti jusqu’à une date récente (par exemple avec la collection Une heure-lumière proposée par Le Belial’), c’est-à-dire de moins de 160 pages. Aujourd’hui, on appellerait plutôt ça une novella (terme anglo-saxon, désignant un texte dont la longueur le place entre la nouvelle et le roman) ou un « roman court » (désignation française). Lorsque je l’ai acheté, en 91, les petits livres de Fantasy et de SF de ce type étaient nombreux, chez Moorcock par exemple. De nos jours, ils ne sont que rarement vendus séparément s’ils appartiennent à un cycle, mais plutôt sous forme d’intégrale réunissant une partie significative, voire la totalité, du dit cycle.

Si je parle de la longueur de ce tome 2, ce n’est pas par hasard. En général, on s’attend à ce qu’avec aussi peu de pages, le rythme soit soutenu. Après tout, il faut raconter toute l’histoire en moins de 160 pages. Ce n’est pas réellement le cas ici. Oui, l’histoire a un début, un milieu et une fin, mais non, le rythme n’est pas soutenu. Il y a une certaine accélération vers la pré-fin, on va dire (à part les derniers chapitres), mais rien de réellement trépidant, sauf sur un chapitre peut-être.

Non, en fait, s’il y a aussi peu de pages, c’est que, comme à son habitude, Ursula Le Guin ne donne pas dans l’inutile, ne tire pas à la ligne. Et pourtant, le rythme est très lent au début, et il ne se passe pas grand-chose de trépidant, on décrit essentiellement l’ennuyeuse vie quotidienne du protagoniste. Ce qui pourrait venir contredire le début de ce paragraphe, mais ne le fait pas : le but n’est pas d’électriser le lecteur, d’accrocher son attention, le but est d’installer une atmosphère, ce qui est très différent. D’installer une atmosphère ? « Eh, mais on la connaît l’atmosphère de Terremer, on sait tout de Ged, on a lu le tome 1 ! » devez-vous vous dire. Sauf que…

Inversions de point de vue

Vous connaissez peut-être le regretté Iain M. Banks, grand écrivain de SF aujourd’hui disparu. Son cycle de la Culture est célèbre. Les romans qui en font partie se placent le plus souvent du point de vue des agents de cette dernière, agents qui tentent d’aider les races et peuples moins développés culturellement et technologiquement de la galaxie. Un des romans, en marge du cycle, cependant, et qui s’appelle fort justement Inversions, place le point de vue de la narration du côté des indigènes, renversant complètement la perspective du lecteur.

Les Tombeaux d’Atuan utilise un peu la même technique : alors qu’on aurait pu s’attendre à retrouver Ged dans un coin quelconque de l’Archipel, le roman nous propulse sur une des îles de l’Empire Kargue, et son protagoniste n’est pas Épervier mais Arha, jadis connue sous le nom de Tenar, jeune fille et Grande Prêtresse des Innommables.

Alors que le tome 1 nous avait donné une image des Kargues proche de celle qu’on associe aux Vikings, ce tome 2 nous montre un peuple rappelant le Japon médiéval dans sa construction politique (plusieurs îles de belle taille unifiées par la conquête militaire en une nation impérialiste), ainsi que des prêtresses comme Tenar vivant dans un lieu désertique et dans une ambiance vaguement égyptienne, surtout au niveau des rituels innombrables à respecter. Les Kargues, enfin, sont d’une peau bien plus blanche que celle des habitants de l’Archipel comme Ged (qui sont proches des amérindiens sur ce plan là).

Alors que le tome 1 était basé sur les grands espaces et les voyages sur l’eau, à la lumière du soleil et des étoiles, ce tome 2 est un huis-clos étouffant et souterrain, un hymne à des dieux chthoniens. D’ailleurs, si on y réfléchit un peu, chacun des 4 premiers tomes a un net aspect « élémentaire », eau pour le premier, terre pour le second, air / éther pour le troisième et feu pour Tehanu.

Maaaaaaaaaaais, euh, il est où mon Ged ?, êtes-vous sans doute en train de vous lamenter. Pas de panique. Sans trahir un immense secret, il fera son apparition après environ 40 % de l’histoire, mais ne sera identifiable avec certitude qu’après une grosse moitié. C’est à un Ged plus âgé, plus sage, plus calme et expérimenté que nous avons affaire, même si nous n’avons aucune indication de son âge au moment de l’histoire. Je pense qu’il a entre 30 et 40 ans, mais difficile d’en être certain.

Ces changements de point de vue multiples (l’histoire vue par les yeux d’une femme, d’une Kargue, en-dehors de l’Archipel, etc) peuvent être déstabilisants au début, mais il vaut mieux vous y habituer, car ils ne sont que le prélude de ce qui vous attend dans la suite du cycle : Ursula Le Guin a su réinventer et sublimer son univers et ses personnages à chaque fois, mais cela s’est fait au prix de terribles changements de paradigme dans chaque cas : dans le tome 3, la magie se meurt, et dans le 4, je ne vais pas spoiler, mais Ged a subi un sacré changement…

Intrigue, personnages et narration

Comme je l’ai déjà évoqué, Tenar / Arha et Ged vont se trouver en présence, et cette rencontre aura de lourdes conséquences sur la suite du cycle. En ce sens, ce tome 2 est au moins aussi fondamental que le premier. Mais il en est très différent : les personnages secondaires ne servent qu’à mieux définir Tenar, ils n’ont pas cette vie propre que pouvaient avoir Ogion, Vesce ou les Maîtres de Roke dans Le sorcier de Terremer. Alors que, dans ce dernier, le ton était d’une beauté calme et mélancolique, ici ce dernier, ainsi que l’ambiance, ont la pesanteur et la froideur immémoriale du tombeau. Attention, je ne veux pas dire par là que l’écriture est poussive, juste que la façon dont les choses sont décrites et écrites installe une atmosphère sensiblement différente.

On finira par découvrir que les « dieux » que sert Arha sont de vieilles connaissances de Ged, des adversaires redoutables auxquels il a eu affaire (ou bien à leurs serviteurs ou alliés) dans maintes contrées de Terremer. Ce sera l’occasion, pour la jeune fille, de prises de conscience et de position qui, à nouveau, feront basculer le récit. Les thèmes traités sont nombreux et, comme d’habitude chez Le Guin, profonds : libre-arbitre, fatalité, destinée, obéissance, rédemption, repentance, seconde chance, altruisme, pitié par opposition à cruauté, etc. Et amour, même s’il est impossible (enfin, impossible… non, rien).

En conclusion

Une digne suite, aussi profonde que le premier tome, du cycle de Terremer, mais assez déstabilisante pour le lecteur. A noter que ce tome 2 peut se lire de façon indépendante du premier, car ne faisant pas réellement appel à des connaissances qui auraient pu être acquises sur cet univers dans le tome 1 (même si, bien entendu, sa lecture est un gros plus).

Ce roman, du fait de son atmosphère, de son (non-)rythme et de ses thèmes, ne se destinera pas aux adeptes d’une fantasy « nerveuse », épique ou brutale. En revanche, il ravira certains amateurs de Dark Fantasy grâce à son ambiance, ainsi que toutes celles et tous ceux qui aiment l’écriture posée, mélancolique et profonde de l’auteure. Enfin, les inversions de point de vue séduiront ceux qui n’aiment pas les cycles sans prise de risque, où chaque tome n’est qu’une semi-copie du précédent (ou du suivant, d’ailleurs).

Pour aller plus loin

Je vous invite également à lire les critiques suivantes : la critique de Lutinla critique de Xapur.

Ce roman fait partie d’un cycle, dont il est le deuxième tome : vous pouvez retrouver, sur Le Culte d’Apophis, la critique du tome 1

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12 réflexions sur “Les Tombeaux d’Atuan – Ursula Le Guin

  1. J’ai fini ce tome 2 hier soir. Effectivement, il m’a bien surprise par ses différences avec le tome 1. Focus sur un personnage « secondaire » contrairement au premier, quasiment huis-clos. En revanche pour le culte des Innommables , j’aurais plus associé à l’adoration des dieux égyptiens ( Osiris et en particulier Anubis). J’ai effectivement eu la sensation qu’Ursula LG instillait une atmosphère, dans un procédé proche des Innommables eux-même ;-))
    Le rythme peut expliqué que ce cycle ne soit pas aussi bien perçu que Sda ?

    (Je n’arrive pas à me connecter autrement que par google+)

    Lutin

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  2. Franchement, j’ai du mal à encaisser que ce cycle n’ait pas la reconnaissance que, selon moi, il mérite, par rapport au SdA, au Trône de Fer ou à Harry Potter. A mon avis, les deux adaptations plus ou moins complètement ratées (TV et manga) y sont pour beaucoup. Ce qu’il lui faut, c’est une série télé ou des films à la hauteur de sa qualité.

    Mais bon, ça va plus loin que ça. Ça n’a pas le côté épique du SdA ou du Trône de Fer, c’est beaucoup plus subtil et introspectif. Bref est-ce que ça a le potentiel de plaire aux masses ou juste à certains lecteurs / spectateurs ? Vaste question.

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  3. Comme promis mon avis est en ligne!
    Je peux te confirmer que l’accueil réservé est vraiment injuste en France. Il faut dire que les adaptation TV ( ou manga) ont fait un tort immense au cycle. J’en étais une des « victime » et c’est ta critique enthousisate qui m’a ouvert les yeux. Après la lecture de l’Ultime Rivage qui m’a énormément touchée, je le mets sur ma short liste des livres qu’il faut avoir lu absolument!
    Merci

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    • Merci à toi. J’avoue avoir hâte de lire tes critiques des romans 3, 4 et 5. Surtout du 4 (Tehanu), qui est très déstabilisant. En attendant, je vais mettre un lien vers ta critique du tome 2 à la fin de la mienne (une fois que j’aurai sorti les mains du cambouis, je suis en train d’ajouter les images des couvertures à toutes les critiques, c’est long…).

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